Missak Manouchian et le témoignage de l’abbé Franz Stock

Missak Manouchian et le témoignage de l’abbé Franz Stock

Paul Airiaupublié le 20/02/24 sur Aletaia.org

Ils appartenaient à une organisation marxiste stalinienne, ils sont morts fusillés en chrétiens. L’historien Paul Airiau rapporte le témoignage de l’abbé Franz Stock qui a reçu la confession de leur chef Missak Manouchian, avant de lui donner la communion. C’est peut-être la dépouille d’un résident du paradis qui va entrer au Panthéon. (…)

En effet, le soir du 21 février 1944, l’abbé Franz Stock, « aumônier militaire à titre accessoire », venu du diocèse de Paderborn et recteur de la Mission allemande de Paris depuis 1934, notait dans son journal un bref compte-rendu de l’exécution d’une série de condamnés à mort, comme il le faisait chaque fois qu’il était chargé d’accompagner les condamnés qui le désiraient :

25 exécutions, cf. encart dans le journal et affiches dans le métro et sur les murs. Les principaux coupables faisaient déjà l’objet de propagande 8 jours auparavant. Étaient 26 au total. Dont 1 protestant, accompagné par le pasteur Damrath ; la plupart Juifs, étrangers ; les 3 premiers faisaient partie d’une autre affaire […]. Les 22 suivants : à leur tête Manouchian Missak, qui s’est confessé et a communié. […] Alfonso Celestino (Espagnol), qui avait commis beaucoup d’attentats, dit toutefois à la fin : « Priez pour moi. » Au poteau, il pria avec moi le Notre Père et le Je vous salue Marie, cette dernière prière en espagnol. […] Fontanot, Spartaco simplement baptisé, « Je crois en Dieu », lui ai donné l’absolution. Witchitz, Robert ; Rouxel, Roger et Salvadori, Anton se sont confessés et ont communié. […] Della Negra Rino était simplement baptisé, a reçu la 1ère communion. Cloarec, Georges, confessé et communié, Luccarini, Cesare aussi confessé et communié, Usseglio, Amadeo, italien, non pratiquant. Emeric [Glasz], parlait bien allemand, non pratiquant. »
(Source : Franz Stock, Journal de guerre, 1940-1947. Écrits inédits de l’aumônier du Mont Valérien, Éditions du Cerf, 2018, p. 191-192).

Les secours de la religion

Stock ne se contenta pas de s’entretenir avec les condamnés et de distribuer les sacrements. Il assista aussi à leur mise à mort, en hauteur, en face d’eux, tenant une croix dans ses mains. Ainsi, sur les douze fusillés de tradition chrétienne appartenant au « groupe Manouchian », neuf manifestent une forme ou une autre d’adhésion au catholicisme, de la simple affirmation de la croyance en Dieu jusqu’à la confession et la communion (pour cinq d’entre eux). Ils ont beau s’être éloignés du christianisme, ou n’y avoir jamais été vraiment éduqués, ils ont beau s’être engagés dans une organisation dépendant organiquement du stalinien Parti communiste français, ils ont beau avoir menés des attentats et pour certains des assassinats au nom de la lutte contre le nazisme et l’Occupation, ils ont beau avoir laissé des lettres à leurs proches dans lesquelles ils manifestent plutôt un espoir en des lendemains qui chantent et un patriotisme sans failles qu’une croyance en la vie éternelle, ils ne meurent pas en refusant les « secours de la religion ». Voire, certains se conforment très précisément à la sacramentalisation de la mort, avec la confession et la communion en viatique, soit ce que l’abbé Stock peut espérer de mieux dans le temps fort bref qu’il a pour leur proposer ses services et tenter de les convaincre de les accepter.

Se réconcilier avec l’Église

Il ne faut pas voir ici d’incohérence profonde, ou estimer que la crainte de la mort fait vaciller certains condamnés, ou que toute consolation psychologique, au-delà de toute croyance véritable, est bonne à prendre en de telles circonstances. Il est plus fructueux de rapporter l’attitude de ces neuf fusillés à la masculinité construite depuis la fin du ⅩⅧe siècle, et accentuée à partir du milieu du ⅩⅨe siècle. La prise de distance volontaire envers la religion, après l’adolescence le plus souvent en cas de socialisation religieuse, et à des degrés plus ou moins forts, en fait partie. L’anticléricalisme participe de la virilité, comme le fait d’être un « esprit fort ». Mais, lorsque viennent les étapes importantes de la vie, et notamment la mort, il est fréquemment question de ne pas s’éteindre sans aide religieuse, et donc de se réconcilier avec l’institution ecclésiastique — fort souvent l’Église catholique. Cette tardive réception des sacrements ou manifestation d’une relation personnelle avec Dieu peut dire bien des choses en somme, de l’inscription volontaire dans une collectivité nationale que l’on reconnaît façonnée par le catholicisme jusqu’à l’adhésion véritable aux croyances, en passant par la conformation aux rites de passage, la réconciliation avec l’institution ecclésiastique, la satisfaction des attentes familiales, la manifestation d’une orthopraxie restant réservée sur l’orthodoxie… Mais il n’est pas interdit de penser que lorsqu’il s’agit d’une mort brutale, liée à un intense engagement politique, elle n’est pas sans signification proprement religieuse.

Un nouveau bon larron

In fine, le communiste Manouchian est donc mort comme le feront quelques années plus tard le radical-socialiste Édouard Herriot et le royaliste nationaliste Charles Maurras : confessé et communié in articulo mortis, avec quelque espérance donc de salut. C’est donc sans doute un sauvé qui est au Panthéon, et la République honore ainsi sans le savoir vraiment — car tout ceci était déjà connu des historiens — un nouveau bon larron, qui ne peut donc pas être revendiqué de manière exclusive par qui que ce soit. Mais tout ceci peut-il véritablement intéresser les acteurs de la présente panthéonisation ? Sans doute pas.

Et c’est bien cela qui fait tout le sel de l’histoire : les hommes font l’histoire, les présidents pensent faire l’histoire, mais ils ne savent jamais l’histoire qu’ils font — et peut-être même de moins en moins.

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